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Les juges au secours des expulsés

L'association espagnole des banques a annoncé lundi le gel, pour deux ans, des expulsions de propriétaires surendettés dans les cas les plus graves, après deux suicides en quinze jours qui ont provoqué un mouvement de protestation sociale.

Une femme de 53 ans, Amaya Egaña, s’est jetée dans le vide, vendredi 9 novembre, sautant de sa fenêtre, au quatrième étage d’un immeuble de Barakaldo, au Pays basque espagnol. Elle est morte sur le coup. Le 23 octobre, Manuel G., au chômage depuis quatre ans, s’était quant à lui lancé depuis son balcon, au deuxième étage, à Burjassot, près de Valence. Il est hospitalisé, dans un état grave. Le même jour, José Miguel Domingo s’était pendu dans le patio de l’immeuble où il résidait à Grenade, en Andalousie.

Dans les trois cas, ces Espagnols d’une cinquantaine d’années tentaient d’échapper, dans un geste désespéré, à l’arrivée de la police et des huissiers, venus les expulser de leur logement. Depuis le début de la crise économique, en Espagne, près de 400 000 familles ont été expulsées. Des drames devenus quotidiens dans un pays où le chômage frappe un quart de la population active.

Pour répondre à cette hémorragie, le gouvernement avait approuvé en mars un « code de bonnes pratiques » qui incite les banques, sans les obliger, à suspendre les processus d’expulsion dans les cas de dénuement les plus extrêmes, mais il a été très peu appliqué. Devant ces faits divers tragiques, qui ont bouleversé l’opinion publique, Madrid s’est engagé à revoir la législation, comme le leur demandent en outre les associations de magistrats. « Il existe des situations d’injustice si claire que l’on finit par questionner la loi », assure au Monde Edmundo Rodriguez Achutegui, juge au tribunal de commerce du Pays basque et porte-parole régional de l’association Juges pour la démocratie. Dans le cas des expulsions, « la protection donnée aux banques est déséquilibrée par rapport à celle accordée aux clients », poursuit-il.

Confrontés aux drames quotidiens et aux multiples visages que prend la crise en Espagne, les juges d’instance ont le blues. Ces dernières semaines, ils ont exprimé tout haut leurs cas de conscience face au nombre croissant d’expulsions immobilières. Dans un rapport mandaté par le Conseil général du pouvoir judiciaire (CGPJ) visant à l’« accélération et à la réforme des procédures civiles » et publié fin octobre, le groupe de six magistrats chargé de son élaboration a ajouté une annexe sur le surendettement familial, destinée à aborder le problème des expulsions.

Le texte critique les « mauvaises pratiques des banques » qui ont permis une « extension généralisée du crédit immobilier sans mesurer les possibilités réelles du débiteur ». Et propose des mesures destinées à éviter l’« exclusion sociale » des familles « incapables de satisfaire les traites des prêts accordés durant le boom » du fait de la perte de leur emploi ou d’une forte baisse de leurs revenus. Le chômage touche un quart de la population active.

Les magistrats proposent qu’une fois défini le concept de « débiteur de bonne foi » – celui qui n’a pas recherché la spéculation -, il leur soit possible de dicter des moratoires sur les expulsions ou des périodes de carence sur les intérêts, de permettre aux anciens propriétaires de demeurer dans leur logement en échange d’un faible loyer et de permettre, dans certaines circonstances, la saisiedu logement comme moyen d’extinction du crédit. Car, en Espagne, rendre le bien hypothéqué ne suffit pas pour solder la dette. Lorsqu’il est saisi, la banque peut se l’adjuger pour 60 % de sa valeur actuelle et continuer d’exiger la différence. « Dans la plupart des pays européens voisins, la loi offre une seconde chance aux citoyens surendettés en leur permettant de repartir de zéro. En Espagne, non », résume M. Achutegui.

Toutes les associations de magistrats s’accordent pour dénoncer le drame des expulsions. Juges pour la démocratie a accusé les banques de « surcharger les tribunaux » après avoir « agi négligemment avec des opérations financières risquées ». L’Association professionnelle de la magistrature (APM), majoritaire, a accusé les banques de transformer les tribunaux en « bureaux de recouvrement ».

En attendant que la loi évolue, des juges font preuve d’imagination pour éviter les expulsions. Certains tentent de qualifier le prêt d’« abus de droit » ou qualifient la saisie d’« enrichissement injuste ». Ou utilisent des « instruments » pour retarder les saisies, ainsi que l’explique M. Achutegui : chercher un accord avec la banque, poser une question d’inconstitutionnalité… Tout, pourvu que l’on ralentisse au maximum la procédure.

Le juge au tribunal de commerce n0 3 de Barcelone, José Maria Fernandez Seijo, a demandé en 2011 à la Cour de justice de l’Union européenne (Curia) de se prononcer sur la législation espagnole, qui ne permet pas d’empêcher l’expulsion lorsqu’un recours est déposé. « La loi communautaire défend les consommateurs en permettant de suspendre une procédure judiciaire le temps que soit résolu le recours, explique M. Seijo au Monde. Cela pourrait permettre au particulier de garder son logement ou de lui laisser le temps de retrouver un emploi. » L’avocate générale de la Curia, Juliane Kokott, s’est rangée du côté du magistrat espagnol en considérant que la loi espagnole « ne constitue pas une protection efficace contre les clauses abusives ».

M. Seijo, connu pour sa recherche d’alternative aux expulsions, s’en félicite. « Si le gouvernement ne résout pas les problèmes, c’est peut-être aux juges de le faire », affirme-t-il, reconnaissant qu’il existe un malaise dans la profession, « comme dans toute la société, chez les médecins, les enseignants… Le désespoir est grand ».

sandrine.morel@gmail.com

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