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Mayotte, c’est loin. J’y habite

« Si le monde social m’est supportable, c’est parce que je peux m’indigner ».  Pierre Bourdieu

Depuis le début de l’année 2016, l’île de Mayotte est la scène de violences populaires contre les étrangers, les « anjouanais ». L’archipel des Comores comprend quatre îles : Grande-Comore, Moheli, Anjouan, qui forment l’Union des Comores, et Mayotte la Française. Anjouan, l’ile voisine de Mayotte, se situe à plus de 70 kilomètres. De là les candidats à l’émigration embarquent sur des kwassa-kwassa contre un péage allant de 300 à 1000 euros (selon le nombre de passagers). Les malgaches aussi et les africains rejoignent Anjouan par bateau ou avion avant de se confier aux passeurs.
Des collectifs villageois organisent des meutes : le matin d’un dimanche le plus souvent, ils forment des défilés, vont de cases en cases dans les quartiers soi-disant comoriens, se font menaçants, détruisent les clôtures et les bangas, chassent la population, toujours des mères et des enfants en bas âge, les hommes et les adolescents ayant le plus souvent quitté les lieux dès l’aube. On estime à 1000 personnes environ le nombre de « décasés » du mois de mai qui se sont regroupés et succédés sur la place de la République de Mamoudzou dans des conditions sanitaires et de sécurité déplorables, sans que cela n’émeuve ni l’Etat, ni les collectivités territoriales ni leurs représentants. Elles sont restées six semaines sur les lieux.

Finalement, à six heures du soir du mercredi 22 mai, ce qu’il restait de réfugiés, près de 150 personnes, a été décampé en urgence sans préavis aucun. Au même moment, était plaidée au tribunal administratif une requête en référé liberté déposée la veille par Maître Ghaem au nom de La Cimade, du GISTI, des Médecins du Monde, du Secours Catholique, de la Ligue des droits de l’homme, et de trois requérantes « délogées » de la place de la République. Le problème étant résolu, la requête se conclut par un non-lieu. Sans souci de la dignité due aux personnes, l’évacuation autoritaire et impromptue se déroula juste avant la rupture du jeûne (nous sommes en mois de Ramadan) tandis que l’eau frémissait dans les marmites.

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Pourquoi malgré tout, je m’obstine à aimer vivre sur cette île insupportable ?
Bientôt si ce n’est déjà le cas, il deviendra trop risqué de sortir. Des adolescents et jeunes majeurs s’occupent à barrer les routes de troncs d’arbres dans le but de rançonner les automobilistes. Ceux-ci sont violemment extraits des véhicules et dépouillés sous la menace de shombo (machettes) ou autres barres de fer et bâtons. Parfois l’automobile elle-même est emportée, désossée de ses pièces et incendiée. Une psychose gangrène les esprits. Se déplacer devient un véritable problème. Parfois on oppose un droit de retrait qui permet de rester chez soi au moins une journée. Les fins de semaine, on hésite à sortir.

Le petit territoire paradisiaque a découvert sa face infernale. Et ses habitants s’étonnent naïvement des démons qu’ils ont patiemment réveillés. Pourtant ils les connaissent, ces petits diables, ils disposent de spécialistes pour les calmer lorsqu’ils se font trop pressants. La langue shimaoré d’ailleurs désigne le fou comme celui « qui a des diables » (mwendza masera).

Dans les îles comoriennes, Mayotte incluse, et Madagascar en sus, les populations visibles cohabitent avec une population d’êtres invisibles avec laquelle elles entretiennent des relations suivies. C’est comme ça. On en pense ce que l’on veut mais les effets de cette configuration sont bien réels. Une jeune fille informée de mes déboires avec des bandits de petits chemins, m’a rapporté que s’entretenant de cette affaire avec sa mère, celle-ci lui a répondu :  » Dani, on va demander à Alexandre de le venger  » (Alexandre est un fameux djinn malgache, paillard et martial).

Les comoriens de Mayotte sont tenus pour des étrangers. Il est des étrangers respectables et d’autres, des moins que rien. L’insulte favorite à leur encontre les compare au chien que l’islam considère comme un animal impur : « mbwa na madzi » (chien de merde). Bref, les comoriens sont désignés à la vindicte alors que rien ne les distinguent des habitants de Mayotte, que l’appartenance perdue à la France. Ni la peau, ni les traditions, ni la polygamie, ni la religion et les cultes, ni les parentés, ni les djinns. J’en oublie sans doute, moi, le français de métropole, le proche et le lointain à la fois.

Quand ils maltraitent parents et coreligionnaires au nom d’une France imaginaire, les français de Mayotte nient le monde qu’ils ont en partage avec eux. Peut-être craignent-ils que la France oublie les promesses auxquelles ils ont rêvé ? Une France qui pourtant ignore leur langue commune. Une France qui impose à tous les mêmes devoirs sans conférer les mêmes droits. Une France probablement soulagée de constater que les mahorais font le sale boulot dans des actions barbares dont elle se lave les mains.

Je me suis entretenu sur le camp de la Place de la République avec une jeune femme de 22 ans qui a suivi toute sa scolarité à Mayotte depuis la maternelle. Elle est en situation régulière ; elle habitait au cœur d’un village une petite maison en dur qu’elle louait à une femme vivant à La Réunion. Elle a trois enfants d’un an, de quatre ans et de cinq ans. Elle avait une amie depuis l’adolescence qui lui rendait des services, qui lui a donné une parcelle à cultiver dans la campagne. Le jour du « décasage », la jeune femme comorienne qui pensait naïvement n’être pas concernée – en tout cas les villageois l’en avaient assurée la veille encore – eut la surprise de voir une foule crieuse débouler dans sa cour : son amie ouvrait la marche, défonça la porte de la cour. Familière des lieux, elle entra dans la pièce, jeta les affaires dans la cour, imitée par une foule haineuse hurlant le refrain routinier : « namulawa bwa na madzi, karivendze wandjouani, namulawa » (tirez-vous, chiens merdeux, on ne veut pas des anjouanais, tirez-vous »). Prise de panique, la jeune femme s’est enfuie avec ses enfants et son sac à main. Revenue une semaine plus tard pour récupérer quelques affaires, elle constata que la maison avait été vidée et tous ses biens (en)volés.

Voilà l’aboutissement des exploitations quotidiennes que subissent leurs frères étrangers. Il n’a pas suffi de renvoyer les indésirables : les purges villageoises furent l’occasion de razzia et de butins comme une récupération des salaires de misère qui leur fut versés. Je connais une jeune comorienne mère de deux enfants. Elle a trouvé un emploi dans une boulangerie. Elle dit travailler chaque jour de la semaine, onze heures de suite pour 500 euros par mois. Toutes les boulangeries ont pignon sur rue. Les contrôles par les inspecteurs du travail seraient aisés. Tacitement, par le silence de ses administrations, l’Etat autorise l’exploitation des étrangers et l’enrichissement sur leur dos de la population locale. Les métropolitains ne sont pas en reste : pourquoi payer à son prix des services dont nous pourrions nous passer s’ils n’étaient pas si bon marché?

Je connais bien des endroits d’exploitation : les petits commerces locaux ; les brochetteries qui offrent aux femmes en situation régulière un emploi clandestin de 60 heures hebdomadaires payé 300 euros mensuels ; les ménages qui peuvent ici s’offrir à bon prix une domestique et une nounou à plein temps pour 150 à 200 euros par mois ; les maisons individuelles dont la construction est confiée aux hommes comoriens, tous bons maçons et réputés tels ; les parcelles à la campagne que l’on fait cultiver par les comoriens contre le partage de la moitié de la récolte …
Voilà qui agite bien des démons.
Facile alors de renvoyer la responsabilité des problèmes de Mayotte à la déliquescence des familles comoriennes, à la défaillance des mères ! Evident d’accuser les enfants comoriens des actes de délinquance ! Chacun voit dans le fond de sa conscience que le joug qu’il fait peser sur leurs parents prive les enfants de présence éducative. Nul n’ignore qu’une telle exploitation escroque la satisfaction des besoins primaires, l’accès à la santé, aux protections sociales. Pour forclore son crime, l’employeur accuse de tous les maux de la terre l’étranger à qui il fournit un emploi dissimulé.

Ce mécanisme d’expiation qui constitue un ressort de la xénophobie prend parfois des formes extrêmes. Je rapporte ce dernier récit recueilli encore sur la Place de la République de Mamoudzou : une jeune femme, délogée comme les autres vient me raconter que son père décédé la veille, n’a pas pu être inhumé dans la terre de son village. Il y vivait pourtant depuis longtemps avec son épouse française. La femme aurait refusé de donner les soins mortuaires. Sa fille me dit qu’une fois mort, elle s’avisa que le corps de son mari était devenu cadavre d’étranger. Elle l’a déposé dans la rue. Le village, plus justement le quartier et sa moquée, ne l’a pas admis dans le cimetière local. Il fallut chercher une commune bienveillante qui acceptât la dépouille du défunt.

Tout le monde cherche à garantir son avantage. La loi interdit que l’avantage s’obtienne au dépens d’un autre. Sans un consensus sur le bien-fondé du droit, toute société se décompose au détriment des plus faibles, économiquement et juridiquement, à commencer par les étrangers et les enfants. Voilà des générations que Mayotte prend des libertés avec la loi sous le regard indifférent de l’Etat. Voilà qu’à présent des collectifs villageois commettent des exactions barbares sans que s’émeuvent les instances du pouvoir. Voilà que des jeunes gens s’abandonnent à des actes criminels et parfois meurtriers dans une crise d’adolescence qui ne sait quel monde détruire tant elle a l’embarras du choix.

DANIEL GROS

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