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Pétrole ou biodiversité ? Géostratégie de la France dans le Canal du Mozambique

Publié le 3 août 2012 dans Actualité Afrique

Pétrole ou biodiversité ? Géostratégie de la France dans le Canal du MozambiqueLe Canal du Mozambique est cet idyllique détroit de l’océan Indien qui sépare Madagascar de la côte africaine, plus particulièrement du Mozambique. Les pays côtiers du détroit incluent aussi les Comores et la France, grâce à l’île Mayotte et aux îles Eparses, nom sous lequel sont regroupées 5 minuscules îlots : Europa, Juan de Nova, Bassa de Nova et les Glorieuses, Tromelin. Mayotte et les îles Eparses font l’objet depuis plusieurs décennies d’un contentieux avec les Comores, Madagascar et Maurice.

En 1960, 87 jours avant l’Indépendance de Madagascar, le gouvernement français place les îles Eparses, jusqu’alors considérées comme des dépendances malgaches, sous l’autorité directe du Ministre de l’Outre Mer. C’est le Général De Gaulle lui-même qui insiste pour que ces îles restent françaises. Ce n’est qu’à partir de 1973(1) que Madagascar revendique plutôt mollement la souveraineté des îles Eparses, bientôt rejointe par Maurice. En 1979 et 1980, l’Assemblée générale des Nations unies a passé une résolution invitant la France à restituer les îles Eparses à Madagascar(2). Cependant, les îles sont restées dans le giron français, et les dirigeants successifs de Madagascar ont négligé à plusieurs reprises de porter la question à la tribune des Nations unies. En 2005, les îles sont placées sous l’autorité des Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF), qui ont la particularité d’être en dehors de l’Union européenne et permettent à la France d’y jouer sa partition en solo(3). En juin 2010, la France signe avec Maurice un accord-cadre de cogestion de Tromelin, accord qui mentionne que la France ne saurait renoncer à sa souveraineté sur Tromelin, ni sur les autres îles Eparses(4).
En 1974, les Comores deviennent indépendantes, mais Mayotte reste française par une entorse au principe d’intégrité territoriale des pays accédant à l’indépendance. Cette situation vaut à la France une première condamnation des Nations unies, en 1977, qui exige le respect de la souveraineté comorienne sur l’île(5), résolution suivie de nombreux rappels. Le référendum de 2009 approuvé à plus de 95% par la population mahoraise, fait passer Mayotte au statut de département d’outre-mer. Cependant, la légalité de ce référendum est questionnable, puisque la résolution des Nations unies interdisait à la France d’organiser tout référendum sur l’île.
Dans son allocution lors du colloque parlementaire consacré aux îles Eparses en 2009, la secrétaire d’Etat française à l’Outre-Mer, soulignait que la priorité était « le maintien des conditions d’exercice de la souveraineté française », par une présence humaine effective, jusqu’alors exercée par l’armée(6). Le rapport d’information du Sénat rédigé à l’occasion du colloque(7) insiste sur la « richesse et la beauté de ces îles, véritables réserves naturelles, qui doivent demeurer des espaces protégés et des sanctuaires de biodiversité »(8). Déclarés réserves naturelles depuis 1975, certains des îlots ne sont habités que par une poignée de fonctionnaires français, les autres sont inhabitables. L’accès est interdit à quiconque n’a pas de sérieuses raisons administratives, militaires ou scientifiques pour y pénétrer. Selon le rapport du Sénat, les îles Eparses sont « des sites de reproduction indispensables pour plus de 3 millions d’oiseaux de 26 espèces ainsi que pour quelques 15 000 tortues marines » ; elles offrent « des sujets de recherche uniques aux sciences de
l’univers » et constituent « un lieu d’observation privilégié des changements globaux en milieu tropical ». Enfin, le même rapport met en exergue le potentiel de coopération avec Mayotte(9) et les autres pays riverains pour la gestion des ressources naturelles de la zone.
Autrefois sur la route des épices, le Canal est devenue une voie majeure par laquelle transite une partie du pétrole exporté du Moyen-Orient. Plus récemment, la lutte contre les pirates est une raison avancée par la France pour renforcer sa présence militaire dans la zone. Il est néanmoins fort probable que l’intérêt « bien compris » de la France réside dans la Zone d’Exclusivité Economique (ZEE). La convention internationale de Montego Bay autorise en effet un pays à contrôler les ressources d’un espace maritime de 200 milles nautiques au large de ses eaux territoriales. Cette réglementation permettrait donc à la France de contrôler un espace maritime de 425 000 km2, soit deux tiers du Canal du Mozambique. Les textes sont peu clairs sur la délimitation des ZEE entre des territoires situés à moins de 400 milles nautiques, ce qui est le cas pour l’ensemble des parties en présence dans le Canal du Mozambique. L’enjeu est régional et le Mozambique a engagé quant-à lui un programme ambitieux de délimitation de ses frontières maritimes(10). Une étude menée dans ce cadre questionne le statut d’île donné aux atolls ou rochers non habités du Canal et leur légitimité à disposer d’une ZEE. Ce rapport note que le Mozambique pourrait aussi pour des raisons historiques revendiquer un droit sur Juan de Nova et Bassas da India. Enfin, le rapport souligne l’importance pour le Mozambique d’une résolution rapide des disputes sur Mayotte et les îles Eparses, pour savoir avec qui négocier ses propres frontières (France ou Comores et Madagascar).
Pétrole ou biodiversité ? Géostratégie de la France dans le Canal du Mozambique
La délimitation de ces ZEE a des implications économiques évidentes, en premier lieu en ce qui concerne la pêche. Ainsi, la secrétaire d’Etat soulignait dans son allocution du 5 octobre 2009 que « les richesses de l’océan dont nous avons la responsabilité au travers de nos ZEE doivent profiter davantage à l’ensemble de la France de l’océan Indien ». Mais depuis quelques années, des intérêts bien plus grands se profilent et génèrent une urgente nécessité de régler définitivement la question de souveraineté et de ZEE sur toute la zone du Canal du Mozambique. Déjà en 2003, une étude réalisée par TGS-Nopec, société d’exploration pétrolière, prédisait que « le Canal du Mozambique peut être comparé à la Mer du Nord dans le milieu des années soixante, lorsque la découverte d’un important gisement gazier en révéla les potentialités »(11). Ce premier gisement a été découvert dans les eaux territoriales du Mozambique. Selon TGS-Nopec, les deux gisements de pétrole découverts à Madagascar plaident aussi pour une région riche en hydrocarbure. On shore et off shore, l’exploration pétrolière et gazière couvre d’ailleurs un bon tiers du territoire malgache. Autour de Juan de Nova, la France a cédé deux permis d’exploration pétrolière, lesquels sont d’ailleurs entachés d’illégalité dans la mesure où ces permis portent sur une zone dont la frontière avec Madagascar « reste à déterminer », et… juxtaposent des permis accordés par l’Etat Malgache(12). Au Mozambique, outre le gisement gazier qui pourrait propulser l’un des pays les plus pauvres au monde au rang de pays émergent, d’autres programmes d’exploration pétrolière et gazière pourraient s’avérer positifs. Un projet de raffinerie y est en passe de voir le jour pour un investissement de plus de 6 milliards de dollars(13). Tout récemment, les Comores viennent de signer un accord de coopération avec une compagnie pétrolière portant sur l’exploration dans toutes leurs eaux territoriales(14). Madagascar et le Mozambique étaient d’ailleurs cités dans une conférence mondiale sur le pétrole organisée à Paris par IFP Énergies nouvelles et Pétrostratégies en mai dernier, où était invité le Ministre de l’Energie de Madagascar(15). Assez curieusement, le rapport du Sénat français(16) ne parle pas de ce potentiel ; pire, il suggère en annexe qu’il n’y aurait aucun intérêt pétrolier attaché aux îles Eparses. On peut se demander comment la mission sénatoriale et les experts consultés ont pu faire l’impasse sur ces importants travaux d’exploration et découvertes.
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En 2009, c’est aussi le début d’une crise politique mortifère à Madagascar. L’ancien Président Marc Ravalomanana est renversé par un coup d’Etat, au profit d’Andry Rajoelina, entouré d’une poignée d’hommes d’affaires, militaires et politiciens hostiles à Marc Ravalomanana. Depuis le début de cette crise, la France manie un double langage : elle ne peut entériner ouvertement ce qu’elle a qualifié officiellement de coup d’Etat ; mais en coulisse, la diplomatie française s’active pour légitimer aux yeux de la communauté internationale le nouvel homme fort de la Grande Ile, considéré comme plus favorable à la France, et empêcher le retour de l’ancien président en exil en Afrique du Sud. Si l’on en croit des diplomates proches du dossier à Antananarivo, c’est un véritable bras de fer qui se joue entre d’une part la France plus ou moins soutenue par l’Organisation internationale de la Francophonie et la Commission de l’Océan Indien, et d’autre part la Southern African Development Community (SADC), les Etats-Unis et même l’Union européenne, qui ne veulent pas laisser la France jouer sa partition françafricaine.
Depuis 2009, des observateurs de cette crise se demandent quel peut être l’intérêt de la France à Madagascar. Les deux ambassadeurs qui se sont succédés jurent qu’il n’y a que des intérêts motivés par la présence de quelques 25 000 français (dont la moitié ont aussi la nationalité malgache) et 650 entreprises françaises, et par des liens d’amitié historiques entre les deux pays. Ceci ne justifie en rien l’appui déguisé a un coup d’Etat(17) qui a mené au régime qualifié par des observateurs politiques du pire que la Grande Ile ait connu depuis son indépendance, et à une situation calamiteuse, que ce soit d’un point de vue économique, démocratique, institutionnel ou humain. La mainmise sur les îles Eparses et leurs ZEE pourraient bien apporter une réponse à cette question : un dirigeant peu regardant et favorable à la France serait certainement un atout pour obtenir des accords bilatéraux sur ces îles(18). Il faut souligner en particulier que Juan de Nova se situe à 150 km des côtes malgaches, sur le plateau continental de la Grande Ile, et s’intègre naturellement dans la ZEE malgache. Les ZEE françaises et malgaches sont donc dans le principe en superposition. Faute de négociation et de délimitation des limites des ZEE respectives, ou à la rigueur en l’absence d’un accord de cogestion, personne n’est propriétaire de rien(19).
Pour en revenir au pétrole, aux côtés de diverses juniors, on retrouve ici les géants comme Total, Shell, Exxon, ENI. Total est le détenteur majoritaire des droits sur le gisement de sables bitumineux de Bemolanga à Madagascar. Officiellement, il vient de renoncer à l’exploitation de ce gisement pour des raisons incertaines – environnement ou rentabilité – mais se lance dans un programme d’exploration de pétrole conventionnel plus profond sur le même bloc. On apprend également que Total aurait proposé de racheter la société Wessex qui détient 70 % du permis sur Juan de Nova, et a exprimé son intérêt à prendre une participation dans les gisements de gaz récemment découverts par ENI au large du Mozambique(20). De l’autre côté du Canal, le projet de raffinerie de pétrole compte parmi ses actionnaires Leonardo Simao, ancien ministre des Affaires étrangères du Mozambique et directeur de la Fondation de Joaquim Chissano, lui-même ancien Président du Mozambique(21). La Fondation, qui a pour vocation de promouvoir la paix et le développement économique au Mozambique(22), s’assurerait ainsi un financement en étant chargée d’une composante de la responsabilité sociale de la raffinerie. Coïncidence, ces deux hauts responsables sont médiateurs dans la crise malgache au nom de la SADC, avec Tomaz Salomao, également Mozambicain et ancien ministre des Finances de Joaquim Chissano. En juin 2011, de sérieux doutes ont plané sur la partialité, voire l’intégrité de cette médiation, lorsque celle-ci avait publié « par erreur » une feuille de route très favorable à Andry Rajoelina et très différente de la position que tenait la SADC jusqu’alors(23).
Comme l’a rappelé le PDG de Total Christophe de Margerie, « il faudra produire en 2020, 40 millions de barils quotidiens supplémentaires – quatre Arabie saoudite! Pour l’industrie pétrolière, l’exploration des nouvelles frontières, dès lors que les conditions économiques et politiques permettent une exploitation rentable, est une question vitale »(24). Madagascar et l’Afrique de l’Est sont en passe de devenir cette nouvelle frontière du pétrole. Cette perspective est inquiétante pour plusieurs raisons. Il est difficile de voir comment la protection de l’environnement exceptionnel et sensible du Canal du Mozambique peut être compatible avec une exploitation des hydrocarbures. L’incertitude sur les frontières entre ZEE pourrait bien dégénérer en conflit larvé ou en crises politiques à répétition. Hormis la France, les Etats concernés sont parmi les plus pauvres au monde ; l’autonomie économique et la sécurité alimentaire des populations locales dépendent fortement des ressources halieutiques, et il n’est pas certain que leurs voix comptent dans un contexte politique fragile. Ces pays ne sont donc pas à l’abri comme au Nigéria, en Angola ou au Tchad, de la malédiction de l’or noir. La France semblait plus que jamais décidée à préserver ses intérêts dans le Canal de Mozambique. Il y a là une opportunité pour le nouveau gouvernement français de montrer que les engagements du candidat socialiste en faveur d’une nouvelle relation avec l’Afrique n’étaient pas de vains mots.
Agnès Joignerez
Agnès Joignerez est spécialiste en environnement et développement durable, basée a Madagascar.
Contact : agnesjoi[a]yahoo.fr
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Notes
1 « Juan de Nova, du gaz dans l’eau entre Madagascar et la France ». par Patrick Rakotomalala » (Lalatiana Pitchboule), 23 mars 2012, in www.madagascar-tribune.com & survie.org
2 Résolution 34/91 du 12 Décembre 1979 & Résolution 35/123 du 11 Décembre 1980. Organisation des Nations unies.
3 « Le statut, aux yeux de l’Union Européenne, de « pays et territoire d’outre-mer » des TAAF offre à notre pays la possibilité d’y siéger indépendamment de l’Union européenne et donc, potentiellement, d’y défendre une position originale, notamment dans l’intérêt bien compris de cette France de l’océan Indien dont les TAAF sont la composante maritime majeure ». Allocution de Marie-Luce Penchard, secrétaire d’Etat à l’Outre-Mer. Colloque « Iles Eparses, Terres d’avenir », Sénat, 5 octobre 2009
4 « Juan de Nova, du gaz dans l’eau entre Madagascar et la France », ibid.
5 Résolution 31/4 du 21 octobre 1976. Organisation des Nations unies.
6 Allocution de Marie-Luce Penchard, ibid.
7 Rapport d’information n° 299 enregistré à la Présidence du Sénat le 17 février 2010, sur les îles Éparses, par M. Christian Cointat, sénateur.
8 Leur préservation écologique est indissolublement liée à une présence permanente et à la pérennité des moyens de desserte aérienne et maritime. Allocution de Marie-Luce Penchard, ibid.
9 « Le parc naturel marin de Mayotte créé en 2010 s’étend sur près de 70 000 km², et compte près de 200 km de récifs coralliens ». Rapport d’information n° 299, Sénat, ibid.
10 Maritime boundaries delimitation, management and dispute resolution. Delimitation of the Mozambique maritime boundaries with neighbouring states (including the extended continental shelf) and the management of ocean issues. Elisio BeneditoJamine. The United Nations and Nippone fellowship programme 2006-2007. Division for Ocean Affairs and the Law of the Sea. Office of Legal Affairs. United Nations, NY, USA
11 Panapress, « Le canal du Mozambique aurait d’importantes réserves de pétrole », juin 2003.
12 « Juan de Nova,du gaz dans l’eau entre Madagascar et la France », ibid.
13 www.macauhub.com.mo. Nova refinaria no sul de Moçambique custa 6,7 mil milhões de dólares. 4 septembre 2008.
14 Mozambique Channel Discovery Ltd : avis concernant un Accord d’assistance technique et d’exploration pétrolière et gazière avec les Comores. 6 juin 2012
15 http://bourse.lefigaro.fr. Fabrice Nodé-Langlois. 4 Mai 2012. Madagascar, nouvelle frontière pétrolière
16 Rapport d’information n° 299, Sénat, ibid.
17 « Les fantômes de Madagascar. La France, acteur-clé de la crise malgache » par Thomas Deltombe, mars 2012. Le Monde Diplomatique.
18 « Juan de Nova, du gaz dans l’eau entre Madagascar et la France », ibid.
19 « Juan de Nova, du gaz dans l’eau entre Madagascar et la France », ibid.
20 www.info-express.ma. « Total veut acquérir une société d’exploration pétrolière britannique opérant au Maroc ».
21 www.macauhub.com.mo. Nova refinaria no sul de Moçambique custa 6,7 mil milhões de dólares. 4 septembre 2008.
22 http://www.fjchissano.org.mz
23 http://www.madagascar-tribune.com. 15 septembre 2011
24 http://bourse.lefigaro.fr. Fabrice Nodé-Langlois. 4 mai 2012. Madagascar, nouvelle frontière pétrolière
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