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Plongée dans l’univers très fermé du Kremlin

L'ancien ministre de la défense Anatoli Serdioukov, place Rouge, à Moscou, le 9 mai 2011, pour le défilé militaire commémorant la victoire des Alliés en 1945.

La récente disgrâce du ministre de la défense russe, Anatoli Serdioukov, lève le voile sur les luttes de clans qui font rage au Kremlin, la forteresse symbole du pouvoir russe, fermée à triple tour depuis que Vladimir Poutine a repris les rênes du pays.

Jeudi 25 octobre 2012 à l’aube, alors que les habitants du très chic quartier d’Ostojenka à Moscou sont encore plongés dans leur sommeil, les inspecteurs du Comité d’enquête débarquent au 6 de la rue Molotchny. L’immeuble abrite la fine fleur du ministère de la défense de Russie, dont Anatoli Serdioukov, le ministre.

L’équipe est venue perquisitionner chez Evguenia Vassilieva, la directrice du département des biens immobiliers de l’institution militaire. Mais qui ouvre la porte ? Le ministre, « en pantoufles et en robe de chambre », répèteront les médias à l’envi. Anatoli Serdioukov habite juste au dessous, il est venu  « en voisin », assurent quelques ingénus.

L'extérieur de l'appartement de Mme Vassilieva

LE MATELAS EST CONSIDÉRÉ COMME PLUS SÛR QUE LA BANQUE

Dans l’appartement de la jeune femme (200 mètres carrés, valeur 10 millions de dollars) les limiers mettent la main sur un vrai trésor de guerre : des toiles de maîtres, des antiquités, des bijoux en pagaille, et beaucoup d’argent liquide. En tout, il y en a pour 2,5 millions d’euros.

C’est une vraie constante des perquisitions en Russie, où des sommes vertigineuses en liquide sont saisies par la police aux domiciles de particuliers. 6,7 millions d’euros furent ainsi retrouvés quelques jours plus tard lors d’une fouille réalisée chez un autre proche du ministre, lié à une société prestataire de services pour l’armée. Bien souvent en Russie, le matelas est considéré comme plus sûr que la banque.

Officiellement, les enquêteurs soupçonnent Mme Vassilieva, et d’autres cadres d’Oboronservis, une filiale du ministère de la défense, d’avoir détourné entre 3 et 4 milliards de roubles (de 74 à 100 millions d’euros) du budget, via la vente frauduleuse de biens immobiliers, terrains et actions. Il faut dire que l’Armée, pilier incontournable du système soviétique jadis, est encore le plus gros propriétaire immobilier du pays. Or, justement, Oboronservis a été créée en 2008 pour l’alléger de ses actifs inutiles.

TOUT EST PERMIS À EVGUENIA VASSILIEVA

Evguenia Vassilieva, une sémillante blonde de 33 ans, est décrite par les médias comme une adepte de la vie de château. Au printemps 2012, n’a-t-elle pas fait affréter un avion du ministère pour aller faire du shopping à Paris ? Tout lui est permis. Une photo de cette heureuse époque la montre souriante dans sa robe à paillette, aux côtés de son amie et associée Ekaterina Smetanova, sur fond de sacs à l’emblème d’une maison de haute couture parisienne.

Evguenia Vassileva au restaurant avec son amie Ekaterina Smetanova sur fond d'emplettes.

Ce jour là, tout Moscou se repaît des frasques du ministre et de son entourage. Il faut dire que les fuites ont été soigneusement organisées. Dès l’aube, des journalistes de Lifenews, le site le plus glauque du paysage médiatique russe, lié aux services, ont suivi pas à pas la perquisition. Leurs clichés de l’appartement de treize pièces, de ses meubles kitsch, des coffrets à bijoux font le tour du pays.

La journée du 25 octobre vire au cauchemar pour Anatoli Serdioukov. Certes, l’homme se conduit en parfait gentilhomme, soutenant son amie tout au long de la perquisition, l’accompagnant ensuite jusqu’au parquet alors qu’il est attendu à une réunion du gouvernement. Mais le soir venu, il se précipite à Novo-Ogarievo, la résidence officielle de Vladimir Poutine pour se jeter aux pieds du maître. Rien ne filtrera de cet entretien.

L'ancien ministre de la défense russe Anatoli Serdioukov et le président Vladimir Poutine, le 6 novembre.

L’APPARATCHIK DÉCHU N’EST PAS POURSUIVI

Douze jours plus tard, le ministre est congédié. De mise en examen, il ne saurait être question. « On n’est pas en 1937 », les pires années de la répression stalinienne, expliquera par la suite Vladimir Poutine. Donc, l’apparatchik déchu ne sera pas poursuivi, contrairement à son amie Evguenia Vassilieva, mise en examen le 23 novembre. Dans la Russie de Poutine, seuls les lampistes peuvent être amenés à répondre de leurs actes, les membres du sérail sont par essence intouchables.

Il faut dire qu’Anatoli Serdioukov jouissait jusque là d’un excellent pedigree. Avant tout, il était l’époux de Ioulia Zoubkova, la fille unique de Viktor Zoubkov, un proche de Vladimir Poutine depuis les années 1990.

Parrainé par son beau père, M Serdioukov, petit directeur d’une fabrique de meubles de Saint-Pétersbourg se retrouva bientôt propulsé à la direction fédérale des impôts. Il eu tôt fait de prouver sa loyauté envers le clan ! En 2004, il s’opposera résolument à toute forme d’arrangement dans le dossier fiscal de Ioukos, la société pétrolière de Mikhaïl Khodorkovski, que le Kremlin fera ensuite condamner pour fraude.

En 2007, Vladimir Poutine lui offre en récompense le portefeuille de la défense. Sa mission ? Moderniser l’armée, dégraisser le mastodonte qui ne sait plus que faire de ses biens immobiliers (aérodromes, terrains, hôpitaux, instituts, entrepôts, théâtres).

UN CINQUIÈME DU BUDGET DE LA DÉFENSE SERAIT DÉTOURNÉ

Le « gendre » retrousse ses manches. Il brade les propriétés mais applique à la lettre la réforme dessinée par le Kremlin : nouveau découpage de l’armée, mise à la retraite de plus de 100 000 officiers, réduction de la durée du service militaire à un an, recrutement de contractuels.

Sûr de lui, Anatoli Serdioukov n’hésite pas à critiquer la mauvaise qualité de l’armement maison. Il va jusqu’à contester les prix exorbitants facturés par le Complexe militaro industriel (VPK) à l’Etat. Les prix mordent car le secteur est gangréné par la corruption. Selon le parquet militaire, un cinquième du budget de la défense est détourné chaque année, une perte estimée à 10 milliards de dollars.

Soldat dans l'armée russe.

L’engouement du ministre pour les technologies étrangères lui vaut une volée de critiques et beaucoup de détracteurs. Les « barons rouges » de l’armement, les généraux de l’Etat-major le prennent en grippe. A maintes reprises, sa démission est demandée, en vain.

« LES REMPLAÇANTS SERONT SEMBLABLES À LEURS PRÉDÉCESSEURS »

Rien n’y fait, ni les accusations de corruption avancées par la Chambre de commerce et la Cour des comptes, ni les dossiers brûlants, corruption, adultère et vie de château, déposés délicatement sur le bureau du maître par les conservateurs revanchistes. En mai 2012, lorsque le nouveau gouvernement est sur le point d’être annoncé, d’aucun prédisent la chute de Serdioukov et pourtant il est maintenu.

La perquisition du 25 octobre va bouleverser la donne. Première certitude, elle n’a pu avoir lieu sans l’aval de Vladimir Poutine. Détenteur de la valise nucléaire, protégé par un bataillon de gardes du corps, Anatoli Sedioukov est une des plus hautes personnalités de l’Etat russe. Ne pénètre pas qui veut dans son immeuble. Le Comité d’enquête, qui est à l’origine de la perquisition spectacle, est placé sous l’autorité directe du chef de l’Etat.

En 2009, Vladimir Poutine déclarait au magazine russe Pionnier :  Je comprends parfaitement que les remplaçants seront semblables en tous points à leurs prédécesseurs .

L’éviction médiatisée d’un membre du sérail est un fait sans précédent dans la Russie poutinienne. En douze ans de présence à la tête de l’Etat, dont quatre ans comme premier ministre (2008-2012), Vladimir Poutine n’a jamais renvoyé personne, il déteste en arriver là.  » Je comprends parfaitement que les remplaçants seront semblables en tous points à leurs prédécesseurs « , confiera-t-il en 2009 au magazine russe Pionnier.

UN PARFUM DE REVANCHE FLOTTE DANS LES COULOIRS DU KREMLIN

Mais quand la tête du ministre est réclamée par la famille Zoubkov, il ne peut l’ignorer. Le beau père – ancien premier ministre et président du Conseil d’administration de Gazprom – veut un châtiment exemplaire pour celui qui a bafoué l’honneur de sa fille unique, foulant aux pieds des années de patronage familial. La corruption passe encore, l’adultère aussi, à condition qu’il soit discret, mais mépriser à ce point les règles de la tribu est une faute impardonnable.

Viktor Zoubkov, ancien premier ministre et président d'administration de Gazprom.

Viktor Zoubkov se tourne alors vers Vladimir Poutine, l’arbitre suprême des disputes du clan. Et le clan n’en peut plus de ce Serdioukov. Tous ont une dent contre lui, de Sergueï Ivanov, un ancien agent du KGB qui règne désormais sur l’administration présidentielle, à Sergueï Tchemezov, le grand patron de l’industrie militaire en passant par Dmitri Rogozine le vice premier ministre en charge de l’armement. « Il a commis des violations à tous les niveaux », révèlera le très rigide Sergueï Ivanov. Un parfum de revanche flotte dans les couloirs de la forteresse du Kremlin.

La lutte des bouledogues sous le tapis a une bonne raison d’être. D’ici à 2020, Vladimir Poutine veut affecter quelques 550 milliards d’euros à l’industrie de défense en prévision d’un réarmement complet du pays. Le lobby industriel militaire a l’eau à la bouche. Deux groupes vont tirer parti de cette éviction. Les militaires opposés aux réformes et les « barons rouges » soucieux d’écouler leur production obsolète à tout prix. Assurément, Sergueï Choïgou, le nouveau ministre de la défense nommé par le président sera plus réceptif à leurs arguments.

Le nouveau ministre de la défense russe, Sergueï Choïgou, en compagnie de Vladimir Poutine, le 17 août 2010.

Car c’est parmi les habitants des villes militaires fermées et les employés des usines d’armement, que Vladimir Poutine compte ses plus fidèles électeurs. Et tant pis pour les mauvaises langues promptes à affirmer que le char T-90 est dépassé. Pendant sa campagne électorale, le « père de la nation » a promis que l’Etat allait en acheter encore 2300 exemplaires.

Parade de la Victoire à Moscou, le 9 mai 2008.

Malgré l’ampleur des fonds injectés, « notre industrie militaire ne pourra pas produire le type d’armes technologiques qui sont indispensables à la modernisation de l’armée », affirme l’analyste Alexandre Golts. Cette pluie d’or sur un secteur retardé et corrompu pourrait ramener la Russie de Poutine sur la pente de l’URSS, morte d’avoir fabriqué trop de missiles et pas assez de saucisson. 

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