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Mayotte, cette île qui expulse plus de clandestins que toute la métropole

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Dans le 101e département français, aucun débouté ni aucun migrant en situation irrégulière n’échappe à la reconduite à la frontière. Le droit des étrangers y est «particulier».

En toute innocence, en toute impartialité, ce qui revient tout de même à jeter des baquets d’huile sur le feu, la Cour des comptes relance une des questions les plus obsessionnelles du débat national: pourquoi la France n’expulse-t-elle pas davantage de migrants en situation irrégulière? Dans un rapport fort sévère adressé au Premier ministre, le 20 octobre, Didier Migaud, son premier président, déplore que le gouvernement ne parvienne pas à faire exécuter les mesures de renvoi applicables aux déboutés du droit d’asile. Un nombre dérisoire de demandeurs récusés seraient expulsés, chaque année: moins de 4%, en 2014, soit 1.432 personnes sur les quelque 40.000 migrants qui se sont vu refuser le droit d’asile, et ce, alors que, dans une autre catégorie, les étrangers «économiques» en situation irrégulière, le pourcentage, même faible, atteint 16,8%.

Dans sa réponse à la Cour, Manuel Valls a voulu expliquer que la réalité des «reconduites à la frontière» est plus compliquée, et les chiffres un peu moins ridicules qu’il n’y paraît si l’on y ajoute, ou plutôt si l’on en retranche, les déboutés du droit d’asile quittant d’eux-mêmes le territoire, sans y être forcés, ou ceux qui obtiennent un permis de séjour à un autre titre, et qui restent donc non expulsables, par exemple à celui de «migrant malade» (6.500 personnes en 2014) ou de parents d’un enfant français (9.000 personnes). Mais trop tard! De telles nuances sont devenues inaudibles. «Le bloc réactionnaire», dernière appellation de gauche à la mode pour désigner l’extrême droite et la partie de la droite (LR) qui cherche à reprendre à la première l’étendard de la chasse au clandestin, s’est jeté sur l’aubaine que lui offrait l’estimable institution pour redoubler ses critiques à l’égard du gouvernement.

Au nom du Front national, Florian Philippot réclame «une réforme drastique du droit d’asile». Quant au député LR Guillaume Larrivé, il est formel: «Le gouvernement français, assure-t-il, a renoncé à expulser.» La réplique du pouvoir, il faut le dire, est assez piteuse, tentant de persuader la Cour et ses contradicteurs que les déboutés du droit d’asile et les étrangers en situation irrégulière laissent peu souvent leurs adresses et qu’il est des plus malaisés de tenir des statistiques fiables, compte tenu de la complexité des procédures de l’accueil en France. En outre, et le ministère de l’Intérieur socialiste présente l’argument comme un progrès flatteur, ce régime-ci expulse davantage que sous le quinquennat précédent (plus 12%).

Il existe bien un endroit qui pourrait rendre un peu le moral à toutes ces parties –Cour des comptes, «bloc réactionnaire» et gouvernement–, pour lesquelles, apparemment, il y a urgence à éconduire. Un endroit où l’on expulse si résolument, si parfaitement, que pratiquement aucun débouté, ni aucun migrant en situation irrégulière n’y échappe. C’est un coin de France lointain, et c’est un peu pour ça qu’on l’oublie, dans l’Hexagone, un «confetti de l’empire» devenu le 101e département, en 2011. Mayotte. L’île de l’archipel des Comores, coincé entre la côte africaine du Mozambique et Madagascar, qui a eu la bonne idée de préférer rester dans l’ensemble français, en 1976, lors du référendum d’autodétermination, au contraire des trois autres entités insulaires des Comores, qui ont opté, elles, pour l’indépendance.

Casernement digne du bagne

À elle seule, l’île de l’Océan indien renvoie davantage de «clandestins» et de déboutés, placés en centre de rétention administrative (CRA), que les quatre-vingt-quinze départements de métropole réunis. Elle remet au bateau, ou à l’avion, essentiellement pour les Comores voisines, près de 40% du total national des reconduites. Avec un casernement digne du bagne, toutes ces dernières années, où l’on s’entassait, dans des conditions dénoncées par toutes les instances des droits de l’homme, sur une centaine de matelas jetés à même le sol, la brave Mayotte a réussi le tour de force de renvoyer presque 100% de ses hôtes obligés. Soit 19.900 personnes pour la seule année 2014, pendant que les centres de rétention hexagonaux peinaient à dépasser ensemble le seuil des 15.000 éloignements.

Les immigrés en situation irrégulière sont renvoyés avant que les juges n’aient eu le temps d’étudier d’éventuels recours, voire de s’opposer à une expulsion, et les avocats de plaider leur cause

Elle met même à l’exercice une certaine astuce qui pourrait servir ailleurs, et Florian Philippot, Guillaume Larrivé et les responsables actuels du ministère de l’Intérieur devraient venir y voir par eux-mêmes. Sûr qu’ils apprécieraient: les représentants de la police de l’air et des frontières (PAF) ne peuvent être soupçonnés d’abuser du maintien en rétention, car les immigrés en situation irrégulière ne restent jamais longtemps au CRA de Pamandzi, installé dans l’île de Petite-Terre, en face de Mamoudzou, la préfecture mahoraise. Ils sont renvoyés avant que les juges n’aient eu le temps d’étudier d’éventuels recours, voire de s’opposer à une expulsion, et les avocats, les associations de plaider leur cause.

La moyenne des durées de rétention n’excède pas 0,78 jour contre 12,3 jours, en métropole. Le score de Mayotte fait tomber la moyenne ultramarine à des durées de 1,94 jour, devant la Guyane (2,6 jours) et la Guadeloupe (4,38 jours). En fait, les irréguliers comoriens ne sont souvent «expulsables» que pendant quelques heures, le temps d’un repas, peut-être d’une douche, et se retrouvent expulsés, avant le soir. En clair, Pamandzi «fait du chiffre», et la première caractéristique de Mayotte paraît être sa contribution active, et discrète, aux statistiques nationales de l’éloignement.

Pouvoirs de gouvernorats néocoloniaux

Mais laissons là l’ironie. Le cas de Mayotte tient, comme celui de la Guyane, dans une moindre mesure, de l’anomalie dérogatoire, ce qui pourrait déjà interroger ceux qu’opposent ces querelles de chiffres. L’Etat profite des distances physiques, et de contextes locaux particularistes, pour maintenir, outre-mer, des fonctionnements administratifs qui échappent à la règle commune et aux contre-pouvoirs démocratiques. Les préfectures des départements ultramarins ont des pouvoirs de gouvernorats néocoloniaux et, sur le dossier des migrants, l’arrivée de la gauche n’a pas marqué de nette rupture avec les pratiques en vigueur pendant la décennie précédente.

La Cimade, la grande association d’inspiration protestante, publie chaque année, avec quatre autres organisations vouées à l’accompagnement des étrangers (Assfam, France Terre d’asile, Forum Réfugiés et Ordre de Malte) des rapports distincts sur l’accueil, outre-mer, tellement la situation décrite échappe au cadre national de la politique migratoire. Au fronton de ces textes, comme de ses lettres d’information, revient ce générique: «Loin des yeux, loin du droit». En métropole, il est par exemple devenu interdit de placer des enfants et des mineurs dans les CRA. La dernière réforme parlementaire du droit d’asile, adoptée cette année, en atteste, même si une centaine de cas d’enfermements abusifs a encore été signalée, en 2014. La même année, Mayotte a placé sans encombres 5.500 enfants et mineurs en rétention. Pour tenir les promesses de la campagne présidentielle, le ministère de l’Intérieur avait rappelé les restrictions concernant les non-adultes, dans une circulaire, dès le 6 juillet 2012, mais la même recommandation en avait exempté l’outre-mer.

Tout est un peu ainsi, dans la France du bout du monde, au regard du droit des étrangers. Les régimes réglementaires qui y sont appliqués sont déclarés «particuliers», et leurs dispositions y sont plus répressives, tandis que les contrôles de l’État par la société civile, notamment pour les associations habilitées à entrer dans les CRA, sont assimilables à des parcours d’obstacles. Affaire d’héritage historique, où domine la peur de l’autre. Priorité donnée à une idée ancienne, rugueuse, du maintien de l’ordre, au milieu de «l’étrange étranger». Dans la France ultramarine, les migrants sont partout. Tout autour de la civilisation tricolore, qui se vit toujours, malgré la modernité, comme encerclée. Les migrants sont majoritaires, sur place, au contraire de l’Europe. Les duretés administratives sont une manière de ne pas reconnaître qu’ils sont chez eux, plus légitimes que l’ancien envahisseur blanc, dont la présence, même longtemps après les redécoupages constitutionnels, vaut ce que vaut, par tous les habitants d’une même région, l’acceptation des traités.

«Cousins» comoriens devenus «immigrés»

Le statut évolutif de Mayotte, de 1976 à la départementalisation récente, a défini juridiquement une importante population de Comoriens, déclarée «irrégulière» du jour au lendemain, installée dans l’île souvent depuis des décennies mais originaire des îles voisines, devenues indépendantes, et donc étrangères. De «cousins» qui allaient et venaient d’une côte à l’autre, ces Comoriens sont devenus des «immigrés», à la manière métropolitaine, et la plupart en situation irrégulière. Ils sont désormais 80.000, sur une communauté mahoraise de 185.000 âmes, et les libertés de circulation qui étaient encore possibles, dans les années 1980 et 1990, sont devenues inquiétantes, du point de vue du ministère de l’Intérieur, quand la différence de niveau de vie entre Mayotte et l’Union comorienne est devenue béante.

Les duretés administratives sont une manière de ne pas reconnaître que les migrants sont chez eux, plus légitimes que l’ancien envahisseur blanc

Dans les années 2000, la pression migratoire est devenue trop forte, et l’État a été contraint d’ériger les mêmes herses que celles qu’il a l’habitude de dresser devant les «clandestins» cherchant à s’implanter en métropole. Ouverture du CRA, bataillons de policiers de la PAF, patrouilles de navires et d’hélicoptères… À la vérité, la préfecture pourrait aller saisir son quota d’illégaux directement dans les bidonvilles mahorais, où s’entassent les Comoriens étrangers. Ceux qui n’ont pas obtenu la citoyenneté française ou qui ne sont pas détenteurs d’un permis de séjour sont légion. Mais c’est de la mer que vient le danger le plus immédiat. Du bras de mer, large de soixante-dix kilomètres, qui sépare l’île d’Anjouan de Mayotte, où se noient des centaines de Comoriens qui tentent leur chance à bord de kwassa-kwassa, ces longues barques à moteur, à étrave surélevée. Les femmes de l’archipel et de Madagascar cherchent à venir accoucher dans les hôpitaux mieux équipés de l’île française. Des dizaines de milliers de jeunes, souvent mineurs, viennent rejoindre des membres de leurs familles, ils cherchent du travail, ou voudraient intégrer le système éducatif tricolore. Potentiellement, si le voisinage ne parvient pas à créer ses propres richesses, ce sont les Comores toutes entières, Madagascar et la côte indienne de l’Afrique qui pourraient se déverser sur la minuscule entité française.

Telle est la hantise. Aussi le pouvoir séculier national s’embarrasse-t-il fort peu des droits formels que l’Europe accorde –encore– aux étrangers. Il repousse, à cadences forcées, et s’inquiète de risquer de perdre, un jour, la bataille pour la défense de sa citadelle assiégée. Il interpelle les mêmes, souvent, les renvoie sans attendre, pour les voir revenir aussitôt. Une situation analogue est vécue par les policiers et les douaniers guyanais, qui repoussent vers le Brésil et le Surinam une population migrante qui ne se lasse pas de réapparaître aussitôt. C’est même pire en Guyane qu’à Mayotte, puisqu’il n’y a qu’un fleuve à traverser, ce qui prend vingt minutes: l’Oyapock, depuis le Brésil; le Maroni, depuis le Surinam. À ce rythme, les riches enclaves tricolores vont vite devenir un handicap pour l’ancien colonisateur. La migration à outrance, comme une forme de revanche historique.

 

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