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Rencontre entre le père de Julie, victime de Dutroux, et Michelle Martin, son ex-épouse

 

Jean-Denis Lejeune, père d'une victime de Marc Dutroux (ici en mai 2004 avec la mère de Julie).

 

Vendredi 16 novembre, sur le coup de 21 heures, Jean-Denis Lejeune a pleuré, à l’abri de tous les regards. Il sortait d’une salle réservée au service de médiation de la justice de Namur et a appelé son avocat, Me Georges-Henri Beauthier, pour lui donner confidentiellement des éléments de la conversation de quatre heures qu’il venait d’avoir avec le diable, ou du moins son adjointe : Michelle Martin, ex-épouse du tueur et violeur multirécidiviste Marc Dutroux.

En 2004, la cour d’assises d’Arlon avait condamné celle-ci à trente années de prison pour complicité de séquestration. Pour avoir laissé mourir de faim et de soif Julie Lejeune, 8 ans, la fille de Jean-Denis, et sa copine Melissa Russo, 9 ans, enlevée en même temps qu’elle, le 24 juin 1995, sur un pont où elles jouaient, à Grâce-Hollogne.

Lorsqu’il a accepté de parler au Monde, quelques jours avant cette éprouvante rencontre, il avait l’oeil las, le teint pâle et le dos un peu voûté. Mais ce petit homme râblé, chemise à carreaux et blouson de cuir, dégageait toujours une impression de force, celle d’un gars du peuple qui a appris à se battre sur les terrains de foot du Standard, dans la banlieue de Liège. « Mossi djône » – gamin espiègle en wallon –, mais qui, à 53 ans, a perdu son insouciance et son goût pour les bonnes blagues.

La rencontre avec Michelle Martin s’est déroulée en présence de deux médiateurs et du fils de Jean-Denis Lejeune, Maxime, 23 ans. Le père de Julie a pris des notes mais n’a rien voulu en dire à ce stade, avant réflexion et décryptage. Lundi 12 octobre, il nous avait confié qu’il irait là « pour comprendre, pour savoir ».

DESCENTE EN APNÉE DANS L’HORREUR

Savoir quoi ? « A propos de l’enlèvement, de la détention, des circonstances et de la date précise de la mort des deux enfants ou encore des visites qui ont pu avoir lieu dans leur cache, diverses versions sont possibles, même si un juge d’instruction a voulu les écarter », commentait-il. Est-il ressorti, vendredi soir, avec le sentiment de posséder de nouveaux éléments ? A-t-il rencontré une femme murée dans ses dénégations ou qui, au contraire, voulait, enfin, vider son sac ? Il se confiera peut-être lorsqu’il sera remis, s’il le peut, d’une telle descente en apnée dans l’horreur.

Avant de se rendre à Namur, il disait espérer. Un peu. « Après seize années de prison, Martin n’est plus sous la coupe de Dutroux et elle a peut-être eu le temps de réfléchir et de se repentir. » De toutes façons, expliquait Jean-Denis Lejeune, cette porte était la seule qu’il pouvait encore ouvrir. Pour trouver, qui sait, un apaisement. Pour, au moins, croiser le regard de celle qui, durant les semaines qu’a duré le procès d’assises à Arlon, a soigneusement évité de regarder les parents des petites victimes.

Dans quel état d’esprit était le père de la petite Julie à l’idée de se trouver, vendredi, à un mètre de celle qui a laissé agoniser son enfant ? « Je suis à un croisement. A droite, il n’y a rien. A gauche, il y a une vérité à entendre, celle de Martin. Donc, j’ai décidé d’y aller », éludait-il sobrement.

Il disait, en tout cas, vouloir ensuite « tirer le rideau » sur les dix-sept années « de merde » qui venaient de s’écouler. Il allait, affirmait-il, changer de numéro de téléphone. Ne plus parler de l’affaire Dutroux. Se consacrer désormais à sa famille, à son fils, à sa vie avec sa nouvelle épouse et à l’enfant qu’elle porte. « J’en ai marre, physiquement et émotionnellement. Il faut que ça s’arrête », soupirait-t-il.

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Michelle Martin, 52 ans, continuera, elle, à vivre temporairement au couvent des Clarisses de Malonne, qui lui a offert l’asile. Elle a bénéficié des conditions de la loi sur la libération conditionnelle. Incarcérée depuis le 16 août 1996, elle s’est comportée en détenue exemplaire et profondément croyante.

Après diverses péripéties, la Cour de cassation a avalisé, le 28 août, la décision du tribunal d’application des peines de Mons : sa libération sous conditions est conforme à la loi, d’autant que la prisonnière avait déposé un plan de réinsertion avec, à la clé, un lieu d’habitation, ce couvent proche de Namur.

C’est de là que cette femme qui, au soir de son arrestation en 1996, resta muette avant de nier les évidences, a écrit à Jean-Denis Lejeune à la fin du mois de septembre pour lui proposer une entrevue. Un brin désarçonné et craignant, disait-il, ses propres réactions, le père de Julie s’est donné un moment de réflexion. Il aurait préféré une réponse écrite à ses questions lancinantes sur les circonstances exactes de l’enlèvement et de la mort de son enfant, pour éviter toute tentative de manipulation.

Après deux ou trois journées qu’il décrit comme « brûlantes », il a adressé une lettre manuscrite à celle dont il continue de penser qu’elle a été libérée trop vite. Celle qui, si elle avait simplement ouvert la porte de la cache – à un moment où, de surcroît, son mari était incarcéré pour une affaire de vol –, aurait pu sauver Julie et Melissa. Mais Michelle Martin était, a-t-elle expliqué, paralysée par sa peur maladive de son mari et, prétendument au bord de la folie, effrayée par l’éventualité que les petites filles se précipitent sur elle « comme des fauves » et la tuent.

UN PÈRE MEURTRI, FATIGUÉ

Dans sa lettre, Jean-Denis Lejeune la pressait de répondre aux questions qui alimentent sa souffrance depuis 1995. « Une souffrance qui enchaîne pour l’éternité, qui use comme un cancer, qui tue à petit feu. » Il refusait, écrivait-il, toute médiation, toute demande de pardon.

C’est un père meurtri, fatigué d’incarner, presque seul désormais, le combat pour les victimes de Marc Dutroux. Julie, Melissa, mais aussi An Marchal et Eefje Lambrecks, respectivement 17 et 19 ans, enlevées en août 1995 et assassinées.

Deux autres jeunes filles kidnappées, Sabine Dardenne et Laetitia Delhez, furent, quant à elles, libérées in extremis, grâce à la perspicacité d’un témoin : il avait noté la plaque minéralogique d’une camionnette présente sur les lieux de l’enlèvement de Laetitia, à Bertrix, dans les Ardennes. C’est ce détail qui allait permettre l’arrestation du tueur et déclencher l’un des plus grands scandales de l’histoire de la Belgique.

Car « l’affaire Dutroux », en dehors d’un épouvantable drame pour des enfants et leur famille, fut un effarant constat de carence du système belge. L’Etat, les juges, les policiers, les politiques : tous ont failli, ajoutant à l’injure de leurs manquements un long mépris pour ces parents, à l’époque carrément ignorés. La presse, elle non plus, n’a pas échappé aux reproches, alimentant parfois des rumeurs sans fondement et une hystérie collective qui a débouché sur une dangereuse chasse aux coupables.

Jean-Denis Lejeune arrivera-t-il à « tourner la page », comme il le souhaite ? Il avait déjà tenu des propos semblables en 2006. A l’époque, il avait publié un livre, Dis à ma fille (éd. Luc Pire), coécrit avec le journaliste Guy Daloze, qui décéda avant la parution. « L’énergie de ma fille vit en moi, elle me nourrit. Sa présence continuelle à mes côtés m’aide à trouver les mots justes », écrivait-il, priant, lui l’athée, pour que Guy Daloze puisse rencontrer Julie « quelque part ».

CARAPACE

Aujourd’hui, il paraît vraiment décidé à renoncer à son rôle de témoin le plus visible de la tragédie. Depuis ce maudit 24 juin 1995, il était partout. Dans les journaux, à la télé, dans les manifestations, à la table des politiques et même au palais royal. « Toujours en marche, toujours regarder devant », sont des formules qu’il affectionne. Ne pas s’arrêter, ni se retourner, pour ne pas replonger dans l’indicible, dans cette cache de la petite maison de Marcinelle, misérable réduit repeint d’une couleur criarde et au mécanisme de fermeture aussi complexe et pervers que l’esprit de celui qui l’avait façonné.

Jean-Denis Lejeune a beaucoup guerroyé, de la Marche blanche qui rassembla 300 000 personnes – le double, selon certains – dans les rues de Bruxelles en octobre 1996 jusqu’au défilé « pour des réformes de la justice », qui n’en rassembla que 5 000, le 19 août.

Des souvenirs désormais lointains pour Jean-Denis Lejeune. La carapace qu’il s’est forgée est épaisse. Toutefois, avoue-t-il, lorsque son avocat l’a prévenu de la libération de Michelle Martin, il a encore eu « le dos qui se glace et l’envie de hurler ». C’est elle qui à ses yeux était la responsable de la mort de sa fille, « autant que Dutroux ». Il avait même déclaré qu’elle était plus dangereuse que le tueur pervers narcissique cloîtré dans sa cellule de Nivelles. Condamné à la réclusion à perpétuité – assortie d’une mise à la disposition du gouvernement censée empêcher son éventuelle libération –, Marc Dutroux reste, selon son avocat, « parfaitement froid ». Il songerait, lui aussi, à déposer une demande de liberté conditionnelle.

Ce jour-là, sans doute, Jean-Denis Lejeune ne pourra-t-il s’empêcher de protester. Mais ce ne sera plus « le papa de Julie » qui s’exprimera. Ce sera juste un homme désireux de modifier le cours des choses et qui envisage, désormais, de se faire élire au Parlement. « Pour changer les lois. Je ne suis pas une victime, moi. Je veux être un acteur. »

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