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Un plaidoyer pour ce vieux Moroni

La médina de Moroni éternue, tel un boutre déglingué, échoué sur le Kalawe. Dégradation accélérée du parc immobilier. Aucune réflexion engagée pour sa réhabilitation, pourtant devenue nécessaire. La mairie de la ville, acteur possible d’une revitalisation de ce cœur de ville, n’a pas forcément les moyens d’initier un tel chantier, à moins de compter sur la bonne volonté des anciens riverains.

L’histoire de la cité de Mwazema et de Bingu Dzidu[1] – les parents de Hatwibu Ibrahima, grande figure de la saga des wenyaHatwibu – remonte au XVIème siècle. Histoire d’une famille venue du Dimani, pour renouer avec l’espérance, à la suite d’un temps de défaite. Histoire d’un bord de mer, dont le destin s’est longtemps confondu avec le nom de Undroni, là où il fait bon vivre. Des Anciens de l’arrière-pays à Ngazidja la surnomment encore ainsi, par nostalgie. Un petit nom, bien plus mignon que le Moroni officiel, qui charrie parfois une odeur de cité mort-née : mort-au-nid, dirait Breton.

Jusqu’au transfert de la capitale coloniale en 1962[2], Moroni ne vivait que pour le mythe de ses vieux quartiers. Badjanani, Mtsangani, Djumwamdji, Irungudjani. Familles de rentiers et de bonimenteurs. De grands féodaux, des petits-bourgeois et leur suite, sharifs, wagangi et gens du voyage, se côtoyaient au rythme des boutres amarrés à quai. Epiciers, boutiquiers, artisans et petits métiers s’en contaient des vertes et des pas mûres sous la toge de Maaruf. Une légende en valant bien une autre : le mystique de Shashanyongo – incarnation vivante de la shadhulliyya l’Yashrutwiyya en ces terres – aurait prié sur son tapis, dos tourné au bandari, pour éviter le pire à ses concitoyens : une éruption du Karthala. Ce qui expliquerait, en partie, la pluie de cendres de l’année 2005[3]. Certains de ses disciples pensent que le feu aurait tout détruit, s’il n’y avait eu sa prière…

C’est au XXème que sont arrivés les coloniaux, et leurs hommes de pouvoir. Avec le projet d’instruire une nouvelle histoire dans la ville. Partant de la demeure du résident général, vite déménagé de Badjanani à la Place de France, ils ont façonné, après l’autonomie interne, une capitale et ses faubourgs, au sein de laquelle pataugeaient les de souche (wenyiMdji) et les pièces rapportées (waMasafarini), des princes et des gueux de mahura, pour faire simple. Le monde rural n’étant pas loin, Magudju, Coulée de lave, Mbuweni, Pangadjuu, Basha ou encore Mdjivurize, servaient d’arrière-cour pour les primo arrivants ! Ces noms, porteurs de poésie brute et champêtre, ont continué d’essaimer, bien après l’indépendance, dans ce paysage aujourd’hui constipé par la compétition, la pollution et la congestion. Souvent, la ville a des allures de bangwe fourre-tout, érigé sans perspective autre que celle de la superposition des possibles.

L’essentiel ? Inconnus et voisins s’y toisent au quotidien, sans chercher, le moins du monde, à renouveler les liens anciens. Dans cette cité de l’entre-deux, où chacun se cherche son boy, plus personne ne pense à re fabriquer du commun, de toutes façons. L’individualisme et le paraître écrasent toute relation en devenir. Se projeter dans l’Être-ensemble bouffe du temps et de l’énergie, sauf lorsque le clientélisme et l’obsession du pouvoir s’y invitent. Un contexte qui ne se prête que trop peu à la nécessité de préserver l’intérêt général. Il n’y a plus de solidarité qui tienne dans les quartiers, y compris périphériques. Des questions auxquelles la nouvelle municipalité est condamnée à répondre, si elle veut contribuer à nourrir le récit de la ville, en y intégrant un souffle de modernité.

Dans le Moroni historique, la ruine s’empresse de ronger la pierre. Elle traverse ce cœur de ville, tel un démon inspiré, faisant pousser même des papayers sur les toits. On raconte que l’ancien président Taki Abdulkarim, en réaction contre le mépris supposé des riverains, avait promis, en pleine ascension, de faire planter des cocotiers, des bananiers et des papayers sur la grande place de Badjanani, afin de rappeler que les bouseux ne sont pas ce que l’on croit. Vraie ou fausse, cette fable de campagne (électoraliste) semble se réaliser par un autre biais. Le quasi abandon de la médina, en termes de projet architectural et urbanistique, laisse entendre, en effet, que les hommes ont échoué dans leur capacité à renouveler le prestige d’une cité, longtemps considérée comme le fleuron du pays en matière de bâti.

Les palais vidés de leurs courtisans d’hier, les maisons et les mosquées farcies à la chaux, le labyrinthe intra muros débouchant sur les placettes et les patios, les pas de porte avec le bijoutier ou le vendeur de tissu au mètre, les cafés à l’arrache où l’on servait à la manière de Hadharmoti chez Badjubeïri ou de Majunga au café Rashidi, constituèrent un patrimoine de renom, durant de très longues années. Mais la dégradation des bâtisses les plus anciennes, l’étroitesse des quartiers rongés par l’humidité, les murs lézardés er les rigoles coursées par les couches culottes et les tampons, ont transformé le visage de cette médina. Ajoutons-y la vacance commerciale, qui va de pair avec le départ en périphérie de la plupart des familles. Se promener de Gobadju au Madjenini suffit à dresser un triste état des lieux, qui est loin d’être exhaustif. Car on n’y remarque pas forcément l’effondrement des caves, encore moins les espaces nouvellement en friche. Mais on comprend aisément comment la crise des petits commerces a fini par y souligner une autre crise, celle de l’immobilier, en attente de réhabilitation.

La multiplication des quartiers commerciaux et des supermarchés, en lointaine ou proche périphérie (80% des dépenses des ménages), a transformé les dynamiques de vie de cette capitale. La mobilité du towa ndrenge a réduit la puissance du marchand de proximité. La promiscuité des vieilles maisons, l’humidité chronique, les poutres tombantes, les commodités menacées de débordement, encouragent à s’installer ailleurs que dans la médina. Et sans doute que la capitale a d’autres soucis. Les préfectures s’étant réorganisées, le principal chef-lieu du pays a perdu de son prestige d’antan. Mais ce processus ne suffit pas à lui rendre sa liberté. L’éclatement des services publics allonge les distances et engendre une hausse quotidienne des mobilités. Personne n’a songé à préserver les quelques espaces de verdure restant. Personne n’a pensé non plus aux embouteillages et à la pollution galopante. Une heure en taxi pour se rendre d’un point A de la ville à un point B ? Une chose impensable, il y a encore quelques années.

La nouvelle municipalité se retrouve donc face à plusieurs fronts à la fois, à l’heure où l’on reparle du PAPGM[4]. Celui de la réhabilitation des vieux quartiers, avec leur habitat démembré, leurs petits commerces fatigués, leurs espaces publics étriqués, n’est pas le moindre. Il exige une politique de réinvestissement et de réaménagement digne de ce nom de la part des autorités et des riverains eux-mêmes. Tout un chantier à imaginer à un moment où cette municipalité se retrouve en permanence bousculée par le dossier des déchets de la ville. La seule possibilité de s’en sortir par le haut ? Initier la réflexion, en associant les riverains et en y intégrant leurs attentes. Mais ont-ils vraiment des attentes ? Evoquer ces questions, c’est anticiper sur l’avenir, de manière à ce que cette partie de la ville ne sombre pas dans cette profonde déprime que produit le kalawe, à force de s’enduire de gazole avec les kwasa amarrés à quai. Entre les promesses de la Jeune Chambre, jadis, et le manque d’initiative des précédentes gouvernances de la mairie de Moroni, l’ancien port aux boutres s’est transformé en une mare à déjections au fuel lourd, à cause d’un manque évident de vision de la part des riverains. Aucun respect pour l’environnement, aucun projet de réaménagement, et le sable qui continue de brunir.

La municipalité pourrait être force de propositions, en enrôlant des architectes, des urbanistes et des usagers dans une dynamique de réhabilitation, où il s’agirait, non pas de gentrifier, mais de repenser cette médina, en la rendant fonctionnelle, accueillante, humaine. Ces vieux quartiers, avec un peu de bonne volonté politique et avec la complicité des mêmes riverains, pourraient garder leur dimension populaire, tout en attirant des services marchands d’un nouveau genre. Ces riverains devront néanmoins résoudre la difficile question du patrimoine. Des maisons entières s’écroulent, parce que les familles n’arrivent pas à s’entendre sur qui a droit à quoi, s’agissant du legs. La résolution de cette question ouvrirait à une dynamique de revitalisation inédite du cœur de la ville. Nombre de sociétés, par exemple, n’auraient aucun mal à y installer leurs bureaux. La notion d’équipements collectifs y serait facile à réinterroger. Eau, électricité et connectivité à tous les étages. La proximité des deux principaux marchés, dont Dubaï, est un atout certain. Et il est permis de rêver ici d’un micro territoire, où l’on viendrait expérimenter les lieux de l’avenir !

Avec le soutien de la société civile, des associations et des petits entrepreneurs, la mairie, institution récente issue du processus de décentralisation, parviendrait, non sans difficultés, à réinventer le sens de l’action publique, en offrant aussi à ses contribuables la possibilité de redéfinir l’endroit du faire-en-commun. Qui sait ? Badjanani, Mtsangani, Irungudjani, Djumwamdji et leurs périphéries immédiates incarnent, possiblement, un autre récit pour cette ville, qui en a bien besoin. Encore faut-il que quelqu’un s’en rende compte, au-delà des susceptibilités et des fantasmes exprimés par les irréductibles fans du connais-tu mon beau village. Et pour qu’enfin se libère l’intelligence collective, au nom de l’émergence à venir[5]. Une émergence exigeant une vision nouvelle du monde, et des alternatives situées loin des arrogances coutumières du pouvoir. A l’heure où M’madi Kapachia[6], secrétaire d’Etat à l’Aménagement du Territoire, parle de désengorger la capitale, il est triste de voir cette médina s’effondrer sur son socle d’origine, sans se poser de questions. Cette municipalité mérite un soutien plus nourri…

Soeuf Elbadawi

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